La représentation
de l'espace-temps et l'hologramme
Jean-François Moreau
Quand en 1947, le physicien hongrois Dennis Gabor couche les équations
de l'holographie, il ouvre une voie nouvelle à la représentation
de l'espace-temps et modifie fondamentalement notre relation à l'image.
Pour bien appréhender en quoi la découverte de Gabor constitue
une véritable révolution dans le domaine de l'imagerie, un
parallèle avec les techniques classiques d'image s'impose.
La représentation de l'espace
"Pour moi, il n'y a rien à redire contre
la photographie
si l'on accepte de regarder le monde du point de
vue
d'un cyclope paralysé, pendant une demi
seconde."
David Hockney
Un principe universel
C'est sur un principe plus ancien qu'Aristote que reposent toutes nos
techniques modernes de production d'images.
L'expérience est connue. Un trou percé dans la paroi
d'une pièce sombre et débouchant sur l'extérieur projette
une image inversée de ce monde extérieur, sur le mur placé
face à ce trou.
Cette première représentation objective du réel
nous propose une vision du monde vu depuis un point. L'image proprement
dite se confondant avec le plan lui servant de support.
La conséquence en est la mise à plat de l'espace représenté.
La perspective géométrique, clef de voûte de la
représentation réaliste, se déduira, par des méthodes
plus ou moins empiriques de lancer de rayon, de ces premières projections
d'images au travers d'un point.
Puis vint la Camera Obscura, boîte percée d'un trou et
munie d'un écran dépoli, préfiguration de l'appareil
photographique. À une époque où la technologie ne
permet pas à la lumière d'enregistrer sa trace, la Camera
Obscura sera utilisée par les peintres et dessinateurs à
la manière d'une visionneuse capable d'effectuer cette mise à
plat de l'espace dans un plan.(1)
Vint le temps de l'enregistrement. Après le prélude du
daguerréotype, la photographie est née. Mais ici encore nous
retrouvons l'expérience décrite par Aristote, projection
d'une image sur un plan et au travers d'un point. Principe également
adopté par le cinéma, la télévision, la vidéo
et l'image de synthèse. Même si le trou a été
remplacé par des optiques de plus en plus performantes, et si les
techniques d'enregistrement ont elles aussi évolué, le principe
fondamental de création de l'image est resté le même
: un point comme ouverture sur le monde et un plan, support de l'image.
L'espace de l'hologramme
L'hologramme est une fenêtre
Arrivent Dennis Gabor et l'hologramme. Désormais ce n'est plus
le point qui servira d'observateur du monde, mais le plan.
On peut assimiler un hologramme à une fenêtre et la scène
représentée au paysage visible par cette fenêtre.
C'est en fait un peu plus complexe, dans la mesure où il est possible
de reporter le paysage au travers ou totalement en avant de la fenêtre.
Mais la différence essentielle est là. Vous n'observez plus
le monde depuis un point, mais au travers d'une fenêtre.
L'hologramme est un enregistrement
Contrairement aux autres techniques d'image, exception faite des procédés
stéréoscopiques, l'image et son support ne sont pas confondus.
Avant l'invention de l'hologramme, regarder une image, c'est regarder
son support matériel. Le mot photographie par exemple, désigne
indifféremment l'image et son support. En holographie, il convient
de dissocier le support de son image. L'hologramme est un enregistrement
contenant une information : l'image holographique. (2)
L'intégralité de l'information visuelle
L'holographie enregistre et restitue l'intégralité de
l'information visuelle d'une scène. La conséquence la plus
spectaculaire et la plus connue est la restitution du relief. Multitude
de points de vue contre point de vue unique. Image tridimensionnelle contre
projection plane. Contrairement aux procédés stéréoscopiques
anciens ou modernes, le relief de l'image holographique est une réalité
physique. L'hologramme distribue réellement de la lumière
dans l'espace. Il ne s'agit pas de leurrer la perception comme dans le
cas de la stéréoscopie. Pour cette raison, si l'on photographie
un hologramme, il faudra prendre en compte la profondeur de champ de l'image
comme s'il s'agissait de la scène originale.
On peut néanmoins associer holographie et stéréoscopie.
Pour se faire, on procède en deux temps. On réalise d'abord
à l'aide d'une caméra, un filmage stéréoscopique
de la scène. Le résultat obtenu est une séquence d'images
présentant la scène sous différents points de vue.
On transfère ensuite successivement ces vues dans un hologramme
unique. Si un hologramme classique peut être comparé à
une fenêtre, ici c'est une succession de fenêtres juxtaposées
et alignées horizontalement qui constitue le stéréogramme
holographique. À chaque fenêtre correspond une image et donc
un point de vue différent.
Chaque œil du spectateur, regardant au travers de fenêtres différentes,
verra un point de vue légèrement décalé et
le relief sera recréé. A priori cela semble fonctionner comme
dans le cas d'un stéréogramme "classique". La surprise survient
en photographiant le stéréogramme holographique. Nous retrouvons
la même situation que précédemment, à savoir
qu'il faut prendre en compte la profondeur de champ de la scène,
car bien qu'issue d'une série de documents plats, son transfert
par l'holographie a pour résultat déconcertant, bien qu'explicable,
de reconstruire le relief véritable de la scène.
La représentation du temps
"Le cinéma a dérangé la vision
:
le regard ne s'empare pas des images,
ce sont elles qui s'emparent du regard"
Franz Kafka
Pour ce qui intéresse la représentation du temps, l'hologramme
introduit un temps d'un type nouveau, fondé ni sur la persistance
rétinienne ni sur l'illusion du mouvement.
Durée de l'instant
La photographie se voulut au départ une pure représentation
spatiale du monde aussi chercha-t-on à réduire le temps d'exposition
pour parvenir "à un temps de pose assez bref pour que les objets
en mouvement soient représentés (…) avec des contours aussi
nets que s'ils eussent été immobiles" (3)
Les premières "photographies" imposaient des temps de pose pouvant
dépasser une heure. Le daguerréotype gardait la mémoire
des monuments, mais gommait les humains de passage, comme si l'humain ne
pouvait exister que dans la brièveté.
Avec le raccourcissement du temps de pose, induit par l'utilisation
de nouveaux matériaux, le vivant put commencer à impressionner
la pellicule. D'abord traînée fantomatique, il se matérialisa
à mesure que le flou, témoignage de l'écoulement du
temps, était réduit. Bientôt, il ne fut même
plus nécessaire de figer le modèle, et donc d'arrêter
le temps. L'instantané était né.
L'instant holographique
Le mouvement fut aussi au départ, antipathique à l'holographie.
La raison en est purement technique. Durant le transfert holographique
proprement dit, quand, durant de trop longues secondes, la lumière
du laser vient impressionner l'hologramme, si un élément
quelconque du montage optique bouge d'un quart de micron, la conséquence
en est la destruction simple et totale de l'information. La contrainte
est drastique et a longtemps occulté les possibilités de
représentations temporelles offertes par l'hologramme.
Comme pour les procédés photographiques antérieurs
à l'utilisation du gélatino-bromure d'argent, la représentation
du vivant semblait proscrite. Un type de laser surpuissant (lasers pulsés)
permit de contourner le problème en réduisant la durée
d'exposition à quelques millionièmes de secondes. Les portraits
ainsi obtenus laissent un sentiment irréel sinon morbide. La rigidité
totale du sujet, la fixité quasi cadavérique du regard, la
description chirurgicale du moindre pore de la peau font de ces images
des espaces de non-vie ou de non-temps ayant la même irréalité
que la couronne que projette la goutte de lait sous l'œil de la caméra
ultra rapide.
Analyse, âme ou illusion du mouvement
Avec l'instantané photographique, les problèmes de pure
représentation spatiale semblaient maîtrisés. On allait
pouvoir s'attaquer à la représentation du temps et de son
corollaire, le mouvement. La recherche allait s'organiser selon trois axes
principaux : l'analyse, le dynamisme et l'illusion.
La chronophotographie ou le temps disséqué.
Avec la chronophotographie, Étienne Jules Marey choisit de multiplier
l'instant. Ce qui l'intéresse, c'est l'analyse, l'échantillonnage
et la mesure des déplacements. Avec la chronophotographie naît
la séquence, mais elle reste figée, empilée sur elle-même
ou redistribuée en autant de vues séparées.
Le Futurisme ou "l'âme du geste"
Les Bragaglia et autres futuristes dénièrent à
l'instantané photographique la faculté de représenter
le mouvement. Ils travaillèrent sur la trace dynamique du geste
utilisant ce flou temporel, cette rémanence que la photographie
"spatiale" avait éradiquée à grand peine.
Le cinématographe ou l'illusion du mouvement
Avec le cinématographe, la séquence s'anime, les images
bougent et le temps, cadencé par la mécanique du projecteur,
s'enfuit. Les Frères Lumière, scientifiques comme Marey,
conçurent le cinématographe comme un outil d'analyse du mouvement.
S'il refusèrent de vendre leur caméra à Georges Méliès
ce ne fut point par souci protectionniste, mais simplement parce qu'ils
étaient intimement convaincus que le cinématographe n'avait
aucun avenir dans les arts du spectacle. Paradoxe. Les Frères Lumière
inventèrent le cinématographe, mais ne crurent pas au cinéma.
La séquence en holographie
Distribuer des instants dans l'espace
Nous avons vu précédemment, avec le stéréogramme
holographique, qu'il était possible de stocker et de restituer une
série de vues en fractionnant la surface totale de l'hologramme
en une série de fenêtres juxtaposées. On peut distinguer
deux types principaux de séquences : les séquences stéréoscopiques
évoquées auparavant et les séquences animées.
De même que l'hologramme peut distribuer dans l'espace des points
de vue différents sur une scène, de même peut-il projeter
dans l'espace des instants différents d'une animation(4).
En se déplaçant, le spectateur fait défiler l'animation.
Au déplacement dans l'espace du spectateur correspond un déplacement
dans le temps pour l'image.
Plusieurs niveaux de lecture
La représentation du temps que fournit l'hologramme est une
synthèse de la description analytique de la chronophotographie,
du photodynamisme cher aux futuristes et du cinématographe. L'appartenance
plus ou moins marquée à telle ou telle autre catégorie
sera conditionnée par la scène choisie et la façon
de l'enregistrer, mais aussi, et cela est nouveau, par l'approche et le
comportement du spectateur devant l'hologramme. (5)
En se plaçant immobile et un seul œil ouvert face à
l'hologramme, l'observateur pourra fragmenter le mouvement en une série
d'instants. Il lui sera alors loisible de considérer la séquence
comme une suite d'images distinctes à la manière des planches
chronophotographiques chères à Marey.
En se déplaçant, toujours avec un seul œil ouvert,
l'observateur fait défiler les vues de la séquence. La vitesse
de défilement des vues est directement liée à la vitesse
de l'observateur. Si ce défilement se produit à une fréquence
supérieure au seuil de la persistance rétinienne, l'illusion
du mouvement est recréée. L'hologramme est alors perçu
comme une mini séquence cinématographique.
Si maintenant, l'observateur regarde les deux yeux ouverts, il
ne percevra pas comme dans le cas d'un stéréogramme, deux
points de vue décalés d'une scène, mais deux instants
distincts d'une animation. Cela se traduit par un écho temporel,
comme si un œil voyait dans le présent et l'autre dans le futur.
Cette désynchronisation temporelle produit une rémanence
des objets en mouvement proportionnelle à leur vitesse. Il est paradoxal
de constater que si ce filage du mouvement contrarie le vérisme
de la représentation, il sublime le dynamisme de la séquence
ainsi restituée. (6)
Sens de l'histoire et déplacement du temps
Le temps se déplace-t-il de droite à gauche ou de gauche
à droite ? Même si elle est saugrenue, cette question appelle
une réponse. Il faut déterminer dans quel ordre seront distribuées
les vues de la séquence. La première vue à la droite
ou à la gauche de l'hologramme ?
Dans un hologramme le temps ne s'enfuit pas dans une direction unique
comme pour le cinéma. Un tel hologramme est orienté dans
l'espace. En le parcourant dans une direction, on relit le temps dans le
sens naturel de son écoulement et à contrario, l'observateur
parcourt la séquence à rebrousse-temps.
Le concepteur d'un hologramme animé doit prendre en compte des
notions inusitées. La séquence utilisée sera-t-elle
orientée dans le temps ? En d'autres termes aura-t-elle un sens
logique de lecture? L'eau sort du robinet et non l'inverse. Si aucun élément
logique n'intervient pour privilégier une direction plutôt
qu'une autre, la séquence se pourra lire dans les deux directions.
Dans ce cas, il faut encore faire la distinction entre les séquences
où ce retournement du sens de lecture conduit à un changement
de signification et celui où cette signification est conservée.
Une séquence montrant un personnage en train d'applaudir pourra
se lire indifféremment de droite à gauche ou de gauche à
droite sans altération de sa signification. Il en va autrement si
le sujet est un personnage baissant la tête. Car si cette séquence
évoque la soumission, sa lecture à contre-temps montrera
un personnage relevant la tête, ce qui nous raconte une autre histoire.
La signification d'un hologramme animé pourra donc varier en fonction
de la lecture qu'en fait l'observateur.
Un univers relativiste
Évoquons enfin les interactions relativistes entre espace et
temps dans l'image holographique. Pour cela, revenons au stéréogramme
"spatial", celui qui sert à reproduire le relief d'une scène
statique à partir d'un filmage stéréoscopique. Posons
que pour la première vue filmée, la caméra se trouve
à gauche de la scène. Elle se déplace ensuite sur
la droite pour enregistrer les points de vue successifs. Si donc on transfère
holographiquement les vues dans le même sens, de la gauche vers la
droite, la scène sera rendue dans son relief original. Mais si maintenant,
on transfère les vues dans le sens inverse, en se faisant, on inverse
également le relief de la scène. Le creux devient bosse et
l'avant-plan, arrière-plan. Inverser le temps d'un stéréogramme,
c'est inverser son relief.
Pour l'hologramme animé, une conséquence relativiste
est la faculté du mouvement à créer l'espace. Explication
: en regardant un hologramme animé, avec les deux yeux ouverts,
nous avons vu que l'observateur percevra deux instants décalés
dans le temps. Si entre ces deux instants, des éléments de
la scène se sont déplacés horizontalement, notre cerveau
cherchera à fusionner ces éléments pour en obtenir
l'image la plus nette. La solution consiste, pour le cerveau, à
déplacer l'élément en mouvement, en avant ou en arrière
du plan de l'hologramme en fonction de son sens de déplacement.
En arrière si l'élément se déplace dans le
même sens que l'observateur, en avant dans le cas contraire. Le résultat
est une représentation tridimensionnelle où la distribution
des éléments en profondeur sera directement proportionnelle
à leur mouvement.
Relation spectateur-image
On l'aura compris. L'hologramme n'est pas une image facile qui s'offre
au premier venu. Il bouscule nos comportements et nos certitudes face à
ce que nous nommons communément l'image.
À nouveau type d'images, nouveau type de spectateur. Regarder
une image holographique, c'est prendre le temps de la découvrir.
Un hologramme est une somme d'apparences mises en espace. L'explorateur
doit se substituer au spectateur. Contrairement aux autres médias
où une même vision est imposée à tous les spectateurs,
dans le cas de l'hologramme, c'est à chaque fois une expérience
intime et unique qui liera l'observateur à l'hologramme.
Si l'holographie n'a ni la vocation, ni la prétention de se
substituer aux médias existants, elle les intègre tous de
par sa spécificité tétra-dimensionnelle. Pour baptiser
l'holographie, on a greffé deux racines grecques, holos pour la
totalité et graphos pour l'écriture. La surenchère
médiatique convertit un peu vite cette étymologie pour lui
donner le sens d'image totale. Il eut sans doute été plus
raisonnable de voir dans l'holographie le média de toutes les écritures.